Réchauffement climatique, pandémie, stagnation économique, terrorisme, inégalités culturelles, sociales, territoriales, crispations religieuses, Europe en panne, paysage diplomatique mouvant… La France fait face à des défis extraordinairement complexes dans un environnement toujours plus incertain. Jamais sans doute, nous n’avons autant eu besoin de l’éclairage de nos chercheurs, du regard des scientifiques pour affronter l’avenir et reconstruire un projet collectif.
Mais en France, encore plus qu’ailleurs, les sphères administratives, politiques et économiques sont déconnectées du milieu de la recherche. Les élites dirigeantes, formées sans jamais être confrontées au doute, sont enfermées dans leurs certitudes, incapables de voir en la recherche autre chose qu’un outil au service de leur autorité. Les politiques publiques ne sont évaluées qu’au seul prisme de la Cour des Comptes ; dans un parallèle saisissant, les empereurs du CAC 40 jouent au mécano industriel en toute méconnaissance de la valeur scientifique des filiales qu’ils achètent ou revendent…
Pourtant, prix Nobel et médailles Fields viennent régulièrement récompenser nos chercheurs. Chaque année le CNRS attire un tiers d’étrangers parmi ses nouveaux chercheurs. Mais les entreprises françaises continuent à regarder passivement Apple et Google recruter nos meilleurs docteurs en informatique ; les dirigeants français laissent vendre Arcelor à Mittal, Alcatel à Nokia, Essilor à Luxottica : avec ces entreprises s’évanouit tout un patrimoine scientifique, des portefeuilles de brevets, fruits de décennies de collaboration avec la recherche publique.
Depuis le sommet de Lisbonne en 2002, les dirigeants européens prétendent faire advenir en Europe une société de la connaissance, consacrer 3% du PIB à la recherche et au développement (R&D). La réalité est autre : il en est allé de la recherche comme de l’économie et de la politique ; la science n’a échappé ni à l’austérité, ni à la bureaucratie et encore moins à la novlangue managériale.
Au soir du quinquennat Macron, une évidence s’impose, la France a baissé la garde : on y fait de la recherche avec moins de chercheurs, moins de doctorants, moins de moyens.
Il y a 20 ans, Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel-Alstom, rêvait d’entreprises sans usines. Dans ce songe néo-colonialiste, les ouvriers et techniciens pays émergents devaient se contenter de fabriquer, quand nous autres des pays plus développés aurions désigné et dirigé… Le rêve de Tchuruk s’est réalisé mais il a tourné au cauchemar : ni Alcatel, ni Alstom ne font plus partie du patrimoine industriel Français. Quant aux Indiens, aux Coréens, aux Chinois ou aux Brésiliens, certes ils fabriquent… Mais surtout ils investissent massivement dans la R&D quand nos propres dépenses stagnent depuis des années autour de 2,2 % du PIB. Pour redonner à la France son rang technologique et retrouver une ambition scientifique, il faut changer de politique. Ne pas céder au court-termisme et autre bougisme ; investir à long terme ; donner aux chercheurs le temps et les moyens de travailler ; simplifier les structures et rompre avec la fuite en avant néo-managériale et le culte de la compétition.
Au niveau individuel, les chercheurs passent un temps croissant à chercher… de l’argent pour travailler (en écrivant des projets, en lisant et en évaluant les projets de leurs collègues), le plus souvent en pure perte. Au niveau organisationnel, les structures administratives n’en finissent plus de s’empiler : à force de créativité technocratique débridée et de course à la plus grosse université, les structures sont devenues obèses, leurs gouvernances autoritaires et l’embolie bureaucratique menace. Le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche tente de mettre en œuvre une politique sans moyens financiers (la « préparation » et le débat parlementaire sur la LPPR l’ont ô combien confirmé) ; le commissariat général aux investissements distribue ses crédits sans contrôle démocratique. Il est devenu urgent de simplifier le système, d’interrompre une logique folle et de permettre au milieu académique de renouer avec un fonctionnement démocratique et paritaire.
Comme la politique ne saurait se réduire à l’économie, la science n’est pas que technologie, la connaissance pas seulement prétexte à la croissance. La recherche de sens, en sciences humaines ou en sciences dures, l’apprentissage du doute méthodique et le respect des savoirs comme des savoir-faire sont autant de piliers sur lesquels peuvent se construire culture citoyenne et souveraineté populaire. Au-delà de l’investissement financier, il faut remettre les sciences au cœur de la société, apprendre à mieux faire dialoguer citoyens et chercheurs, rendre les sciences à la culture populaire.
De la même manière qu’il est urgent de désencastrer la société de l’économie, il importe de s’extraire du modèle managérial de la recherche et de son triptyque « défiance, concurrence et bureaucratie ». Dans une tribune récente au Monde, le chercheur Romain Brette l’explique bien : organiser la recherche, c’est d’abord concevoir des structures propices au déploiement de l’éthique intellectuelle, à la collaboration, au développement de collectifs de recherche. Cette ambition s’oppose à la logique actuelle, qui consiste à concevoir des structures d’incitation – incitations financières et sanctions, couplées à des indicateurs à optimiser. La défiance du pouvoir envers son système de recherche est telle qu’après avoir sélectionné les chercheurs sur les critères les plus exigeants, il laisse la majorité d’entre eux sans moyens pour développer leurs projets et ne leur propose que l’équivalent d’une loterie absurde pour accéder au matériel nécessaire. Notre Nation ne saurait se passer de culture, elle ne peut pas plus se passer d’une recherche libre et autonome : nous proposons donc d’inverser la logique pour retisser la confiance entre recherche et société.